La méditation : le nouvel « esprit » du capitalisme ?
Antonio Pele, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
J’utilise une définition ample de la méditation et j’entends par là un ensemble de pratiques visant à fixer notre attention sur le moment présent, en travaillant sur l’observation de la respiration. Grâce à cela, le méditant apprend à stabiliser son esprit, ses pensées et ses émotions.
Une pratique diffusée dans des milieux divers
Pour certains, la méditation nous apprendrait à développer notre concentration et à cultiver notre intelligence émotionnelle. Les secteurs de la santé et de l’éducation s’intéressent de plus en plus à cette pratique et Google a même développé son propre programme. Les neurosciences semblent aussi démontrer comment la méditation aurait une influence sur notre cerveau. Pour d’autres, en revanche, la méditation – sous couvert d’un discours prônant la paix intérieure – serait devenue une technique managériale visant à soumettre sournoisement les individus à la logique de la compétitivité.
À l’âge de la « McMindfulness », nous serions désormais enjoints de prendre en charge notre stress sans chercher ses causes corporatives et sociales.
Je souhaiterais compléter ici ces débats en essayant d’identifier les rapports entre la méditation et nos sociétés actuelles. Je ne cherche pas à critiquer la méditation mais à comprendre les raisons de l’enthousiasme qu’elle génère aujourd’hui. Comment cette pratique, qui fut longtemps associée (en Occident) à des conduites jugées « exotiques » voir excentriques, a-t-elle pu se retrouver légitimée par la science, l’économie et le politique ? Pourquoi un tel engouement et surtout qu’est-ce que ce succès peut-il nous dire en retour sur nos sociétés ? J’identifierai trois éléments qui peuvent expliquer – bien que partiellement – les raisons de la diffusion de la méditation aujourd’hui.
« Entrepreneur de soi-même »
Nos sociétés sont néolibérales dans le sens où la liberté individuelle est une valeur fondamentale, les marchés financiers ont acquis un pouvoir supérieur à celui des États et ces derniers délaissent petit à petit leur mission de « providence ».
Il existe aussi une autre caractéristique du néolibéralisme, qui passe souvent inaperçue mais qui est aussi très proche de notre quotidien. Selon Michel Foucault, cette caractéristique consiste à diffuser le modèle de l’entreprise à tous les secteurs de la vie sociale dont, et en particulier, la façon dont nous appréhendons notre propre personne.
Nous considérons en effet comme important de « gérer » nos aptitudes, nos talents, notre éducation, notre santé et nos relations avec autrui. Nous élaborons des « stratégies » afin de prendre conscience de notre « capital humain » individuel et nous « investissons » dans ce dernier afin d’ajuster notre employabilité. De cette façon, le néolibéralisme consiste à façonner l’individu comme un « entrepreneur de soi-même ». En outre, comme le souligne Maurizio Lazaratto dans son ouvrage La fabrique de l’homme endetté, depuis la crise de 2008, le capitalisme aurait nuancé ses discours épiques sur les progrès de la mondialisation.
Les populations devraient désormais « se charger de tout ce que la finance, les entreprises et l’État-providence externalisent sur la société ». Cette situation imposerait une multiplication d’interventions spécialisées relatives au « travail sur soi » : coaching pour les salariés des classes supérieures, suivi obligatoire pour les travailleurs pauvres et les chômeurs, et explosion des techniques spirituelles et psychologiques de « souci de soi ».
Par conséquent, il est possible que la diffusion actuelle de la méditation se soit accouplée à cette anthropologie néolibérale de l’entrepreneur de soi, puisqu’elle a renforcé cette exigence de réflexivité à l’égard de notre personne. En apprenant à ne pas nous identifier avec nos émotions, nous apprendrions aussi à développer celles qui sont jugées comme stratégiques (empathie, maîtrise de soi, résilience) dans un contexte socio-économique profondément remodelé par la crise de 2008.
« Esprit »
Dans son ouvrage Bullshit Jobs, David Graeber considère que de nombreuses personnes se sont résignées à des emplois qui auraient étouffé leurs passions et dont elles ne verraient ni l’utilité ni le sens. Dans 24/7 Le capitalisme à l’assaut du sommeil, Jonhatan Crary souligne comment le capitalisme nous exigerait toujours plus de discipline au travail tout en sollicitant de notre part une attention permanente (publicités ciblées, réseaux sociaux), ce qui aurait pour conséquence d’ affaiblir la valeur que nous accorderions au sommeil.
Nous manquerions donc de motivation quant au sens de nos emplois, et la discipline qui nous serait requise, serait constamment sapée par une multiplication de sollicitations. Souvenons nous qu’avec Max Weber, pour comprendre le capitalisme, il faut aussi saisir son « esprit », c’est-à-dire, une disposition psychologique orientée vers le profit.
Selon Weber, le protestantisme aurait stimulé cette mentalité en transformant le travail en une activité spirituelle. Grâce à l’obéissance et à l’ascèse dans le travail, le protestant pouvait vérifier et être sûr de son salut. Si les pratiques méditatives ont trouvé un écho aussi particulier au sein de l’entreprise, c’est peut-être aussi parce qu’elles viendraient rétablir une (auto)discipline que le capitalisme aurait perdu si nous suivons les observations de Graeber et de Crary.
Le fait de s’asseoir et de méditer tous les jours pendant quelques minutes introduit un rituel personnel qui vient cultiver une discipline qui s’étend aux rapports que nous entretenons avec nos activités professionnelles et quotidiennes. La méditation activerait en ce sens, en suivant l’analyse de Slavoj Žižek, une dose de spiritualité sécularisée nécessaire au maintien et aux transformations du capitalisme contemporain.
« L’idéologie de la cérébralité »
La légitimation actuelle de la méditation vient aussi du fait qu’elle a intégré le discours scientifique. De façon plus précise, ce sont les neurosciences qui se sont alliées à la méditation afin de démontrer ses bienfaits. Ce domaine de recherche est prometteur mais il devrait – comme toute recherche – améliorer ses méthodes et ses analyses.
En fait, si la méditation s’est accouplée aux neurosciences, c’est par ce qu’elles entretiennent toutes les deux ce que Francisco Vidal et Fernando Ortega définissent dans Being Brains comme l’« idéologie de la cérébralité ». Aujourd’hui, le cerveau est considéré comme l’organe du corps suffisant pour définir notre identité. Tout se passe dans le cerveau et, de façon symbolique, il serait même la solution à notre immortalité. Après leurs morts, certains décident en effet de cryogéniser leurs têtes dans l’espoir que la science du futur soit capable de les ressusciter.
L’être humain est un sujet cérébral et le cerveau est l’organe où est/qui est notre « moi ». Grâce à l’imagerie cérébrale, nous établissons des corrélations entre d’une part, des régions du cerveau et, d’autre part, des comportements et des émotions. La mort cérébrale définit la mort de l’être humain et la dépression est parfois considérée comme un déséquilibre chimique entre certaines parties du cerveau. Nous sommes des sujets cérébraux et en comprenant son fonctionnement nous pourrions savoir « comment » nous sommes. La méditation dans la mesure où elle permet de voir comment certaines régions du cerveau se modifient, accentuerait donc cette « cérébralisation » de notre identité.
Elle montrerait bien que nous sommes notre cerveau puisque ses effets sont visibles et logés dans cet organe. En même temps, puisque nous pouvons, par la pratique méditative, modifier, activer (ou ne pas activer) certaines régions du cerveau, cela montre aussi que nous pouvons en faire usage.
Il existe bien entendu d’autres raisons qui expliquent le développement de la méditation aujourd’hui et cette dernière représente sans aucun doute une pratique porteuse de bien-être personnel. En même temps, nous devons être vigilants quant à certains usages de la méditation qui cherchent à discipliner nos existences sans remettre en cause les injustices du capitalisme contemporain.http://theconversation.com/republishing-guidelines —>
Antonio Pele, Associate professor, Law School of the Pontifical Catholic University of Rio de Janeiro, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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